Nous sommes tous à la même place, au même endroit : à amorcer cette nouvelle aventure que Circuit-Est centre chorégraphique nous propose avec le projet ELLES dansent! . On a beau nous dire, lorsque l’on débute une nouvelle expérience, de prendre morceau par morceau chacune de ses étapes, je l’avoue, ce n’est pas simple. On a souvent tendance, tel un ogre, à vouloir immédiatement tout gober, à vouloir tout comprendre avant même de prendre le temps de sentir, écouter, laisser se déployer ce qui cherche à s’exprimer. Un désir ou une peur qui se pointe. Une tension et l’anticipation de ne pouvoir être en mesure de répondre à ce qui nous est demandé. La gorge nouée. Une frustration ravalée. Le cœur qui veut exploser! Toutes ces sensations que nous avons tendance à mettre de côté, à cause des croyances qui les accompagnent. Et si ces sensations nous permettaient d’ouvrir de nouvelles portes, d’en franchir le seuil. Si elles n’étaient que du neuf à découvrir!
J’ai le désir de vous partager une expérience récente, mon expérience. Pas tant pour m’épancher sur ma propre histoire comme pour vous inviter à vous approcher de moments différents, mais similaires à ce que vous avez sûrement déjà rencontré ou que vous vivrez sous peu. Au moment d’accepter le contrat d’écriture, je savais que j’allais être opérée. Un moment plein d’espoir. Mais ce n’est pas sans anticipation que j’abordais le fait qu’on allait, non sans risque, permettre à mon genou gauche de plier à nouveau. Après 35 ans sans avoir plié ! C’était presque inimaginable.
Comme dans tout changement il y a imprévus et obstacles… Des espaces de découragement où l’on a l’impression de ne pas y arriver. Des moments de stagnation où l’on rame à contre-courant, jusqu’à ce que l’épuisement nous rattrape, nous oblige à lâcher prise. Puis, le brouillard se lève, on voit enfin l’horizon apparaitre où se dessinent de nouvelles perspectives.
Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais dans ma vie, j’ai vécu beaucoup de hauts et de bas. Comme si les percées de lumière ne parvenaient pas à laisser une trace qui aurait su guider mon pas. Mais ce sont ces mêmes aller-retour qui m’ont aussi permis de m’approcher de la vie, pourtant bel et bien présente en moi. À ne plus voir le pire, mais le meilleur, présent à même le pire. Et aujourd’hui, après ces multiples aller-retour, je découvre comment l’adversité rencontrée, à même les épreuves ou les simples expériences, nous forge, fait de nous ce que nous sommes.
Et là, après 35 ans d’immobilisation totale de ma jambe gauche, j’étais enthousiaste devant cette nouvelle perspective de vie. Malgré le genou droit qui lui, plie depuis toujours, je n’avais aucune mémoire de comment on fait pour plier un genou. Comme l’enfant, je ne savais rien de rien. Je devais apprendre, réapprendre à marcher.
Quel cadeau qu’est celui de ne pas savoir! De se laisser aller à la découverte. Même si mon genou parvient à plier un peu, je constate comment je demeure fidèle à cette jambe qui ne pliait pas auparavant! Témoin, j’observe et je prends le temps de plier. Lentement. Écoutant la délicatesse du geste oublié, malgré la raideur, la douleur qui en font partie. J’inspire. J’expire. Un pas en avant, puis l’autre qui suit plus aisément. Je ralentis, laisse mon genou plier un peu plus, pour me rendre compte que lorsque je plie davantage, mon pied traîne par terre. Puis j’apprends, je réapprends que la hanche doit aussi lever si je veux marcher et que c’est sans forcer que le mouvement initial, que mon âme connaît, s’exprime dans toute sa fluidité. Les yeux remplis d’eau, je rends grâce devant ce moment qui sera à jamais gravé dans ma mémoire.
Mais comment ne pas s’attacher à l’idée de cette mémoire passée ? Se laisser explorer par ce que nous croyons perdu, retrouver la sensation primordiale, le mouvement authentique, celui qui sait, qui connaît sans connaître depuis toujours… Entre autres, sentir que c’est tel muscle qui est interpellé si je ne veux pas que mon genou fléchisse vers l’avant, ou encore qu’il doit subtilement se contracter s’il ne veut pas aller dans le sens opposé. Mais au-delà d’une consigne ou d’une tâche à redécouvrir, à désapprendre, apprendre, réapprendre, pouvons-nous nous laisser sentir ?
Émue devant cette mue qui fait peau neuve. Que du neuf. Qu’il est bon de ne plus se rappeler. Les souvenirs font place à la nouveauté, à l’espace qui prend de l’expansion. Émue aux larmes, subjuguée, bouleversée devant tel miracle.
Et si l’on s’abandonnait, si l’on s’inclinait devant tant de beauté, notre beauté. Si on s’autorisait à recevoir ce qui est dans l’instant. Que cela soit un genou qui plie, l’espace qui se crée entre une vertèbre et une autre, une épaule qui se déploie, la poitrine qui prend de l’expansion. Ouvrons portes et fenêtres et respirons tous ensemble, laissant battre nos cœurs à l’unissons, initiant cette nouvelle aventure comme une nouvelle maison à découvrir, permettant au mouvement authentique de nous guider et d’allumer la flamme intérieure qui transforme chacun de nos pas, anime nos gestes, propulse nos mouvements!
Je vous invite à aborder cette rencontre avec soi comme avec l’autre en portant un regard neuf sur nos mondes, sur le monde. En accueillant, simplement, tout ce qui se donne dans l’instant.
Suzanne Ledoux