Un autre regard sur les limites

Nous sommes mercredi, dans les loges du Studio Peter-Boneham de Circuit-Est, et l’heure de l’atelier approche. Il y a de la fébrilité dans l’air! Une quinzaine de participantes sont présentes pour ce septième projet de médiation culturelle, sous la direction, cette fois, de Catherine Tardif, chorégraphe à l’écoute et attentive, accompagnée par Sarah Dell’Ava qui l’assiste d’une main de maître.  Sans oublier Rachel, coordonnatrice hors pair, qui voit à tous les petits détails devant ou derrière sa caméra photo.

Que nos désirs et nos peurs soient présents, qu’ils nous envahissent ou encore qu’ils soient inexistants, nous sommes toutes là, excitées, craintives ou fébriles devant l’inconnu de cette nouvelle aventure.   

Quelques femmes entendantes et sourdes ont nommé un malaise face au fait de ne pouvoir communiquer entre elles. Des femmes pourtant riches en expériences! D’autres ont mentionné leur crainte de ne plus pouvoir bouger comme auparavant, de même que certaines ont nommé la peur du jugement, du regard de l’autre.

Mais ne sommes-nous pas tous des étrangers les uns pour les autres ? Des mondes parfois nous séparent de ces gens que nous croisons, de près ou de loin, et qui, quel que soit leur parcours, demeureront inconnus si nous ne tentons pas de nous en rapprocher.

En ce sens, je partage avec vous l’expérience que j’ai vécue à la fin d’un atelier, lorsque Claire, une femme sourde profonde, vint vers moi, en me disant « bonsoir » en langue des signes. Son invitation a nourri le désir de la saluer à mon tour, ainsi que la curiosité d’apprendre, en langue des signes, comment  lui dire bonsoir. Je réalise comment un geste, un regard, une parole ou un silence en dit beaucoup sur une personne et que ce qui est précieux ici, c’est qu’au-delà des mots ou des signes qui les expriment, nous avons commencé à tisser un lien qui nous rapproche l’une de l’autre.

Les craintes que nous avons vis-à-vis de l’autre sont souvent le fruit de restrictions apprises lorsque nous étions jeunes, en famille ou en société. Une société qui valorise la performance et qui, lorsque nous sommes aux prises avec nos limites, peut provoquer une séparation en nous et avec l’autre, notamment lorsque nous entrons dans la comparaison ou le jugement. De là, émerge la peur du regard de l’autre, qui parle aussi du regard que nous portons sur nous-mêmes.

Car, ce n’est pas tant les limites que nous avons à vivre qui nous empêchent d’avancer et de nous déployer, comme le regard que nous portons sur elles.

Apparentes ou pas, nous avons tous des limites! Aussi confrontant sont nos peurs, nos jugements ou nos comparaisons, ils peuvent, si nous prenons le temps de les écouter avec bienveillance, nous mettre en contact avec des désirs bien plus profonds. Le désir d’un rapprochement, bien plus grand, dépasse les attentes qui entretiennent notre souffrance. Un rapprochement qui nous permet de sortir de la dualité pour aller vers plus d’unité et qui nous procure un sentiment de paix et de liberté.

Caron a tendance à voir ce que nous n’avons pas plutôt que ce que nous avons, de même, ce que nous ne sommes pas plutôt que ce que nous sommes réellement. Mais si nous nous accrochons à ce que nous croyons être et que nous projetons  dans l’avenir des perceptions biaisées, nous nous éloignons de l’opportunité de découvrir et de vivre, dans l’instant, les désirs qui se cachent derrière nos peurs.

Entre autres, ces désirs et ces peurs qu’ont mentionnés en toute honnêteté les femmes lors du premier atelier. Par exemple, la confiance qui est derrière la peur du jugement, l’amour de la danse malgré un genou qui plie moins, ce qui adviendra de nouveau face à l’inconnu qui survient avec un traumatisme crânien, la joie qui prend les devants sur les formalités, le partage qui précède la peur du manque de clarté, oser dépasser le monde inadapté en exprimant librement sa pensée, prendre sa place tout en respectant celle de l’autre en s’y sentant bien, créer des liens et se savoir en contact malgré l’absence, dire oui à ce que l’on peut plutôt qu’à ce que l’on veut, prendre sa place en osant dire non, le désir d’oser être soi-même, se sentir de mieux en mieux dans son corps, explorer, s’émanciper, collaborer à cette émancipation et malgré le regard de l’autre, oser resplendir dans toute sa beauté sans craindre d’être trop!

Et quoi de meilleur que de prendre le temps de sentir ce qui se passe dans nos corps, ou dans nos têtes, sans trop s’y attarder ou y réfléchir, car le chemin se trace sans que nous y pensions.

On se laisse guider au son de la voix enjouée de Sarah. Nos pieds se promènent pour trouver, sans chercher, un espace que notre corps, lui, connaît. On laisse nos bras s’ouvrir, s’élargir de plus en plus, nos côtes et notre poitrine prendre de l’expansion. Nos cuisses, notre bassin bouger, s’ancrer, s’enraciner à la terre. Moment d’extase qui me bouleverse quand je prends conscience que mon bassin se déhanche après 35 ans. Je ne savais pas que, sans un genou qui plie, je pouvais y arriver. Les larmes de joie coulent sur mes joues!

S’abandonner à l’expérience nous demande d’accompagner chaque pas comme une nouvelle étape du chemin en laissant nos corps prendre plus d’expansion. Il ne s’agit pas ici de rechercher une forme plus légère comme  de dire oui à tout ce qui se passe, oui à une douleur, à une pensée qui nous dérange… Ce qui parfois et même étonnamment peut nous surprendre lorsque tout d’un coup, nous ressentons la légèreté tant recherchée monter en nous, dans le simple fait d’accueillir sans juger ce qui se donne à nous.

Il vous est sûrement tous arrivé, peu importe vos limites, de ne pouvoir sortir pendant plusieurs jours… Et le moment venu de franchir à nouveau le seuil de la porte, vous éprouvez une joie nouvelle à simplement sentir le plaisir de cet instant, lorsque vous reconnectez à la nature et à tout ce qui vous a manqué. On peut reconnaître ici comment les limites nous apprennent à évoluer en nous montrant l’importance de se laisser recevoir ce qui est!  

Mais comment faire lors de limites ou de blessures plus persistantes ou chroniques, qu’elles soient physiques, psychologiques ou spirituelles, comment être devant ces limites qui risquent de demeurer à jamais présentes ? 

Il n’y a qu’un pas à faire pour se rapprocher de l’inconnu qui s’ouvre à nous! Accueillir tout ce qui se passe sans s’y identifier. Écouter et avoir la curiosité de voir ce qui est réellement, dans l’instant, en acceptant de bouger avec nos limites. En avançant, en habitant simplement nos corps, tels qu’ils sont, en voyageant parfois dans le temps, mais en demeurant dans l’instant, tout en marchant de pair avec notre fratrie, avec nos pères et mères, selon ce que nous a proposé Catherine durant un exercice. Qui sait ce que nous découvrirons et comment nous pourrons habiter pleinement nos noms.

Je sais que je suis, nous sommesvous êtes bien plus que ce que nous imaginons être. En restant en mouvement, vous trouverez vos propres voies de passage qui vous permettront de danser pleinement vos vies. Mais n’oubliez surtout pas que ce n’est pas la forme qui importe comme le regard que vous portez sur vos limites.

Suzanne Ledoux

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2 commentaire

  1. Merci Suzanne pour ce doux message. c’est en lisant tes mots que les larmes coulent sur mes joues, car cette résilience d’accepter ce qui s’en viens me transcende le corps.

  2. Suzanne Ledoux

    Merci de prendre le temps de nous partager ce que provoque en toi ces mots…Je sais que ce qu’il y a derrière ce que tu dis ici est riche d’expériences. Expérience de transcendance dont on est témoin lorsqu’on te vois bouger, danser et rayonner de tous tes feux! Suzanne

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